A l’écoute de ses sens

L’éveil des sens

Marcher, écouter, ressentir…

Comment nous reconnecter à ce qui nous entoure alors que le quotidien est devenu une course qui nous fait parfois passer à côté de l’essentiel ? La Marche vers l’Essen[s]tiel propose une parenthèse sensorielle pour s’ancrer dans un environnement concret, tangible.

« Chacun de nous a un balcon pour respirer la vie. N’essaie pas de le réclamer, fabrique-le. » Cette citation de Yazan al-Obeid, réfugié syrien, partenaire du CCFD-Terre Solidaire (1) nous invite à façonner notre propre espace vital dans l’esprit de partage et de responsabilité. Elle suscite aussi l’interrogation : comment prendre conscience que la « Terre est un bien commun » dont il faut prendre soin ?

 

Un matin de mai, des Parisiennes et Parisiens cherchent des réponses en expérimentant une initiative du CCFD-Terre Solidaire : la Marche vers l’Essen[s]tiel. Objectif : éveiller ses cinq sens, les « antennes pour entrer en contact et en relation » au cours d’une promenade animée par Lisette Prost, chargée de mission à Lourdes. Plus coutumière des chemins montagneux des Pyrénées, l’instigatrice du projet nous accompagne cette fois-ci sur les quais de Seine. Un lieu en apparence moins évident pour se reconnecter à la terre, et pourtant, les berges regorgent de milliers de stimuli pour les sens.

D’abord l’ouïe. Lisette nous invite à fermer les yeux pour capter les sons environnants. Pour certains participants, l’oreille est immédiatement agressée par le brouhaha de la circulation. Béatrice remarque l’absence de chant d’oiseau. Le vrombissement des voitures est vécu comme un désagrément par toute l’assemblée. Se concentrer est primordial pour percevoir des sons plus fins. Comme celui d’une roue de bicyclette qui tinte et apporte un peu de légèreté. Le remous de la Seine au passage d’une péniche rappelle la présence du fleuve. Il suffit de tendre l’oreille pour percevoir la multitude des sons.

Lisette commente : « Prendre le temps d’écouter, c’est mettre sa tête en pause ». Mais jusqu’à quel point ? Elle cite Surya, membre d’une organisation partenaire du CCFD-Terre Solidaire à Pondichéry : « Partager l’idée que la Terre est une seule famille. » Un écho aux propos du pape François dans Laudato Si’, source d’inspiration et de réflexion pour la Marche vers l’Essen[s]tiel (voir encadré). Dans la rumeur incessante, le groupe pense un instant à cette notion de famille humaine. Le silence permet de se reconnecter avec son for intérieur, et pour certains avec Dieu. D’autres y trouvent un outil pour la méditation, la réflexion intellectuelle ou encore l’introspection.

L’optimisme et l’espérance sont là

La déambulation se poursuit avec le thème de la vue, premier sens activé pour aller à la rencontre de quelque chose ou de quelqu’un. Il procure aussi des sensations variées pour nos marcheurs : Camille remarque que l’ouïe et la vue sont toujours associées ; Béatrice ne parvient pas à fixer son regard et a besoin de temps pour observer. Ces quelques minutes de concentration font émerger des réflexions plus larges : Émilie réalise qu’elle se ferme à tout autre sens que la vue lorsqu’elle circule à vélo en ville. Sylvie est interpellée par les plantations qui bordent les quais, faussement sauvages et reproduisant la spontanéité d’une prairie. Un hôtel à insectes attire son attention. Ces aménagements, nés de la main de l’humain, lui renvoient une image de la Création où l’optimisme et l’espérance sont bien présents.

Ce sentiment devient littéralement palpable lorsqu’il s’agit de toucher les éléments qui environnent les promeneurs. Spontanément, certains se dirigent vers des arbres, caressent leur écorce, la main en quête d’un flux d’énergie potentiel. Si le contact avec le tronc permet de se reconnecter facilement avec la nature, l’être humain est aussi capable d’inventer des matières très agréables. Exemple : ce sol moelleux qui délimite l’aire de jeu pour enfants. Pendant quelques secondes, chacun se concentre sur la sensation du revêtement souple et artificiel. « Plus agréables que les pavés ou le macadam, le sol évoque les cris et les rires des enfants » pour Sylvie.

Lisette s’attarde un instant sur la citation d’un réfugié syrien au Liban (qui ?) : « La beauté du monde, il faut toucher le pire pour la voir ». Le contraste de cette parole avec l’expérience en cours fait réagir. Hélène propose une définition personnelle de l’exil : « C’est la conquête d’une vie meilleure dans un ailleurs »

Lâcher prise

La promenade s’achève après plus d’une heure de déambulation par le quatrième sens : le goût. Lisette tente de surmonter les quelques réticences des participants à goûter, les yeux fermés, un aliment inconnu. Entre alors en jeu la notion de confiance : difficile de se passer de la vue dans cette expérience gustative. Thierry est mal à l’aise avec l’exercice. Mais une fois la bouchée avalée dans un silence monacal, les commentaires vont bon train. Émilie reconnaît instantanément le goût citronné des gâteaux associé à ceux qu’elle partage avec ses collègues le week-end.

De l’avis général, l’aspect visuel d’un met peut ouvrir l’appétit, susciter la curiosité, dégoûter. C’est également un moment intéressant dans le déroulé de la marche que cette rencontre avec l’inconnu, vécue comme une petite prise de risque.

Et l’odorat ?

L’odorat n’est pas au rendez-vous de cette séance. Même s’il s’est invité tout au long du parcours car Paris dégage nombre d’odeurs, plus ou moins agréables…

À l’issue de cette Marche vers l’Essen[s]tiel, quelques participants soulignent la prévalence de certains sens : « Une atrophie des sens », selon la formule de Lisette, intéressante à observer pour mieux comprendre notre manière d’appréhender le monde. Cette expérience montre à quel point utiliser ses cinq sens est une chance. Mais cette Marche, dans d’autres lieux et formats, accueille tous les publics, valides ou handicapés, pour une expérience plurielle.

Et au-delà de cette balade au cœur de Paris, voir, écouter, sentir, toucher, c’est aussi prendre en compte celui ou celle qui nous entoure et sa situation propre, ici et ailleurs. « Partir est avant tout s’ouvrir aux autres, aller à leur rencontre, comme le dit si bien Dom Helder Camara (2), s’ouvrir aux idées, y compris celles qui sont contraires aux nôtres, c’est avoir le souffle d’un bon marcheur. »

Gaëlle Voisin